LA PHOTOGRAPHIE HUMANISTE 1945-1968

“Le coeur dans les yeux”

Mathieu Menossi pour Evene.fr - Novembre 2006


Par une heureuse coïncidence, le projet de la BnF - site Richelieu épouse parfaitement les contours du thème de “la page imprimée” choisi cette année pour le Mois de la photographie. Depuis le 31 octobre et jusqu’au 28 janvier, la BnF rend un vibrant hommage à l’un des courants les plus importants de l’histoire de l’image française, la photographie humaniste.

 

Témoignage d’une génération

Autour de l’importante contribution de la communauté photographique française dans le développement de cette photographie, la BnF a souhaité rendre compte de sa complexité, de sa force de diffusion ainsi que de son indéniable dimension artistique.

 


Quotidiennement aujourd’hui, la souffrance et la barbarie inondent nos médias. Pourtant, fut un temps où toute une génération de photographes s’est attachée à placer l’homme au centre de son étude. A poser sur lui et sur son milieu un regard délibérément optimiste et bienveillant. L’exposition ‘La Photographie humaniste, 1945-1968’ présente pas moins de soixante-dix noms et plus de trois cents pièces - photographies et supports illustrés. Selon la conservatrice générale Laure Beaumont-Maillet, l’objectif est d’“élargir [le] propos à des artistes moins connus, injustement, ou de leur propre fait, comme Marcel Bovis ou Léon Herschritt”, qui côtoient les Robert Doisneau, Edouard Boubat et autre Willy Ronis.

Une photographie libératrice

Sans école artistique proprement dite, sans théories ni préceptes, la mouvance humaniste apparaît dans le Paris des années trente, sous l’influence de maîtres étrangers comme Brassaï ou Kertész. Dans la liesse du Front populaire, le peuple français chante et danse, insouciant. C’est à cette époque que la presse illustrée et la publicité se tournent plus largement vers les photographes, particulièrement en Angleterre et aux Etats-Unis, qui abritent les commanditaires les plus recherchés par les photographes français. Des photographes encore trop souvent privés de toute reconnaissance artistique et professionnelle.
Avec la Seconde Guerre mondiale, cette allégresse collective se voit brutalement interrompue, écrasée par les doctrines nazies et la presse de collaboration vichyste. Mais six années de terreur plus tard, la photographie humaniste prend véritablement son essor. La Libération est synonyme de nostalgie et d’espoir. Un besoin de retrouver foi en l’humanité, de reconstruire un pays en mal de vivre, bien décidé à remettre en cause un certain nombre de certitudes acquises.



Et n’en déplaise aux partisans de Roland Barthes qui reprochait à ce genre photographique de nier le poids déterminant et lourd de l’Histoire, la photographie humaniste contribue pleinement à la reconstruction physique, identitaire et morale de la France blafarde de l’après-guerre. Elle trouve son apogée dans l’exposition itinérante ‘The Family of Man’ organisée en 1955 par l’Américain Steichen.
Le Paris précédemment occupé devient le terrain privilégié de ces explorateurs urbains. Les voilà qui sortent de leurs ateliers, Rolleiflex et Leica en bandoulière, pour contempler cette fourmilière humaine se réapproprier sa ville. Un altruisme à fleur de peau, ils saisissent les instants de convivialité offerts par les gens ordinaires. Les Parisiens libérés déambulent dans les rues pavées, dans les jardins, s’assoient sur les bancs publics, posent volontiers leurs coudes sur les zincs lustrés des cafés. Les enfants jouent à la marelle, au ballon, “à chat”. Autant de photos d’un “Paris canaille” retrouvé. Dans leurs commandes pour l’étranger, les photographes forcent parfois le trait, constituant ainsi un ensemble d’archétypes sociaux, symboles de la “douceur de vivre à la française”. Facteur, concierge, curé, instituteur ou écolier. Tous deviennent des acteurs essentiels de la réhabilitation de ce monde qui fut capable d’accepter ou de subir le pire.

Une photographie à partager

Par son essence même, la photographie humaniste ne prend de valeur que lorsqu’elle est présentée aux autres. Les photographes humanistes sont avant tout des reporters-illustrateurs ou des “photographes-polygraphes”. Les journaux, les revues, les livres, les affiches, les agendas et les calendriers constituent leurs principaux supports de diffusion. Henri Cartier-Bresson explique que “notre but final, (…) c’est la page imprimée. Même si nos épreuves sont belles et parfaitement composées (et elles doivent l’être), ce n’en sont pas pour autant des photos de salon.”
Pour répondre aux nombreuses commandes des revues françaises (Réalités, Paris Match) et internationales (Look, Life, Vu…), les reporters-illustrateurs sillonnent le monde. Dans ces magazines, l’image s’impose et s’étale en double page. Cartier-Bresson, Bischof, Boubat font découvrir l’Inde, le Japon, l’Egypte… Le reportage photo se fait histoire.


Par ailleurs, de nombreuses institutions comme le Commissariat général au tourisme et la Documentation française organisent d’immenses campagnes de prises de vue à travers la France. Se constitue alors tout un imaginaire national et pittoresque destiné à promouvoir un pays fier de son patrimoine, de ses cultures et de son mode de vie. De même certaines entreprises mesurent parfaitement le potentiel publicitaire de la photographie humaniste. Le service photo de l’usine Renault de l’île Seguin, à Boulogne-Billancourt, embauche Doisneau pour venter les courbes chics et glamours de ses modèles. Pour autant, le regard de Doisneau n’est pas dupe et certains de ses clichés donnent à voir un tout autre visage de l’usine : un enfer de chaleur et de bruit où se meuvent des visages suants et des silhouettes fatiguées.

Une photographie du peuple

Si les photographes humanistes se font les dignes émissaires d’une France joyeuse et progressiste, ils ne se laissent pas pour autant submerger par cette déferlante de modernisme. Mobilisateurs de consciences, souvent engagés en faveur des plus démunis, ils s’efforcent de rendre compte des fléaux de leur époque. Misère, crise du logement, conflits sociaux et menaces de guerre : la modernité impose un nouveau rythme. Et la société française peine à suivre.
Particulièrement sensibles aux revendications ouvrières, ces observateurs du peuple en lutte suivent avec intérêt les rassemblements et les manifestations organisés, notamment, à l’appel d’un parti communiste devenu très puissant depuis la guerre, ou sous la banderole des différentes organisations syndicales.
Malgré tout, la photographie humaniste a su également valoriser toutes les sources d’espoir que comportait cette modernité. C’est l’époque où Sartre et Aragon s’emparent du mythe de la classe ouvrière porteuse du devenir de l’homme. Et les photographes sont aussi là pour partager avec leurs contemporains la concrétisation des revendications : la sécurité sociale, le SMIG, les congés payés...


 

Une photographie pour de meilleurs lendemains

Vitrine d’une France qui bouge, la sensibilité des photographes humanistes est sollicitée au niveau international. Et c’est avec une ferveur non dissimulée qu’ils participent à toutes les expériences politiques, économiques et sociales visant à la pérennisation d’un monde de paix et solidaire. Ils se font voyageurs pour des reportages “humanistes” commandés par l’ONU, l’Unesco ou encore l’OMS, tout juste créées. La tolérance et l’unité sont au coeur de leur travail quand ils se font l’écho des discours du MRAP, créé en 1949, ou des pères d’une Europe naissante, en 1957. La photographie se révèle alors un outil de diffusion mondiale inespéré. Le langage photographique est universel. Des organisations comme la Croix-Rouge, Emmaüs ou le Secours populaire y vont aussi de leurs documents illustrés en faveur de causes justes telles que l’hygiène, la santé ou l’éducation.


 

Le merveilleux au quotidien

Tels des chercheurs d’or, ces chercheurs d’hommes figent dans leur viseur des instantanés teintés de rêve et de merveilleux. Bresson parle de “réalisme poétique” pour ces photographies sensiblement imprégnées de l’univers de Jacques Prévert (‘Paris des poètes’ d’Izis), ou Mac Orlan (‘Les Fêtes foraines’ de Marcel Bovis). Photographie et poésie se nourrissent l’un l’autre de leur humanité. L’image se fait écriture et réciproquement. Poésie écrite mais sonore, également, avec les chansons de Cora Vaucaire, Brassens et autre Greco. Airs de la rue et photographie humaniste se retrouvent pour créer le mystère et jouer avec les atmosphères. “Des photographies avec de l’air autour” (Doisneau).

De la réalité quotidienne et apparemment banale, les photographes humanistes font naître, selon les termes d’Henri Cartier-Bresson, “un imaginaire d’après nature”. Les petites scènes de tous les jours deviennent les décors improvisés du “théâtre de la vie” (Edouard Boubat). Des cadres dans lesquels les photographes font évoluer leurs semblables, tour à tour comiques, fantastiques ou oniriques. Dans leur recherche de l’infiniment humain, les reporters humanistes se tournent vers des figures sincères et authentiques : celles des petites gens des milieux modestes, celles des enfants innocents et spontanés, des amoureux insouciants portés par leurs sentiments, d’hommes et de femmes du monde entier, symbole d’un universalisme unificateur. Le travailleur devient figure de vérité, l’enfant, de spontanéité et l’amoureux, de générosité. L’étranger est considéré tel un frère, l’humanité, une foi.

 

A la recherche d’une légitimité perdue

Trop souvent qualifiée de passéiste et de ringarde, la photographie humaniste présente pourtant un charme inaltérable et une force dramatique rare. Tantôt innocente et naïve, tantôt caustique et mordante, mais toujours gracieuse et indulgente. A chacun de valoriser sa vision de la vie, à chacun sa “vérité”. “Lorsqu’on est derrière son viseur, dit Léon Herschritt, on est seul. Personne ne peut voir la même chose que vous.” Là réside toute la complexité de cette photographie. Alors gardons-nous bien de cataloguer les photographes humanistes parmi les impressionnistes du bon sentiment, embourbés dans une mièvrerie excessive. Au contraire, montrons-nous critique face à une société qui cède toujours davantage sous la pression d’un présent de plus en plus impatient, par peur de se projeter dans un avenir de plus en plus brumeux.

 

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