Spiral : La quête du Graal horloger

Par David Chokron

 

De tous les composants horlogers, c’est le plus déterminant et le plus incontournable. Or un spiral réglant ne coûte que quelques francs, pèse moins de 2 mg et ne sert qu’à une chose : battre la mesure.
Comment une pièce aussi anodine peut-elle concentrer de tels enjeux ? La réponse est à la fois historique, métallurgique, technique et stratégique.

 

Un spiral fabriqué chez A. Lange & Söhne.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le spiral est un ressort d’Archimède, enroulé dans le plan horizontal.

 

Sa section est plate et il compte entre 12 et 15 spires équidistantes, le plus souvent 13. Il pèse entre 1 et 2 mg et son épaisseur est de l’ordre de 0,03 mm. Il ne sert qu’une seule fonction : une fois appairé avec un balancier, il doit tourner dans un sens, puis dans l’autre, c’est à dire osciller autour de sa position d’équilibre. On dit aussi qu’il respire. S’il le fait avec régularité, il devient ce que l’homme a toujours utilisé pour mesurer l’écoulement du temps : un phénomène récurrent. Une base de comptage que les engrenages transforment en secondes, minutes, heures ou années. C’est une centrale de transformation d’énergie en information. Aujourd’hui, on appelle ça un processeur.

 

Liberté contrariée

 

Or tout conspire à l’empêcher d’osciller toujours à la même fréquence. Pour y arriver, il doit être indépendant du milieu ambiant. Il lui faut résister à l’oxydation et au magnétisme. Facteur majeur avec le développement de l’électricité et de l’électromagnétisme qui en découle, elle colle les spires entre elles et arrête la montre.
La pression atmosphérique joue, mais peu. Longtemps, c’est la température qui a été le nœud du problème car la chaleur dilate le métal, le froid le rétrécit.
Le spiral doit aussi être élastique, souple pour se déformer et cependant toujours retrouver sa forme. Au rythme de 500 millions d’oscillations par an, rester soi-même n’est pas un mince exploit.

 

Isochronisme

 

Ce sur quoi on compte le plus, c’est qu’il soit isochrone : peu importe jusqu’à quel point il tourne, il doit toujours mettre le même temps à osciller. S’il se contracte de quelques petits degrés, il accumule peu d’énergie et revient lentement à l’arrêt. Si on le pousse loin, il part très vite en sens inverse. L’important est que ces deux déplacements se fassent dans la même durée. L’idée sous-jacente est que l’énergie dont dispose le spiral n’est pas constante. Il faut qu’il puisse fonctionner quand la montre est remontée à fond comme dans ses dernières heures de réserve de marche.

 

Histoires de centre

 

Le spiral doit être équilibré. Cela veut dire que son centre de gravité doit se superposer au centre de la spirale d’Archimède, à l’arrêt comme en mouvement. Son développement doit être concentrique. Or il bat en se déhanchant autour de ce point. C’est pourquoi Arnold et Breguet ont inventé les courbes terminales (dits aussi spiraux Breguet). En repliant l’extrémité extérieure du spiral en dehors de son plan horizontal, on l’oblige à se développer autour de son centre. Cela évite que le balancier soit repoussé d’un bord à l’autre du pivot dans lequel il est logé. L’économie d’énergie et de frottement ainsi obtenue est un progrès majeur de l’horlogerie.

 

Démocratisation de la précision

 

Remontons aux sources historiques. En 1675, Christian Huygens a l’idée d’utiliser un ressort en spirale d’Archimède comme organe régulateur de la montre. En fer, en acier, voire même en verre, de section ronde ou plate, à 5 ou 20 spires, cylindrique, il a été l’objet de tous les empirismes. Il a longtemps été un fétu de paille soumis à toutes les influences, que l’on cherche à réduire tant bien que mal. Puis en 1896, une étape décisive est franchie. Charles-Edouard Guillaume, natif de Fleurier et Prix Nobel de physique en 1920, invente l’Invar. Un alliage de fer et de nickel dont le coefficient de dilatation thermique est extrêmement faible. La recherche en alliages ferronickel commence.
En 1933, elle aboutit au Nivarox (acronyme de Nicht Variable Oxydfest). Inventé par le Dr Straumann, il est composé de fer, nickel, cobalt, chrome, titane, béryllium et traces d’autres métaux, un cocktail complexe. C’est lui ou ses évolutions qui constituent l’essentiel des spiraux actuels.

 

Dans la main gauche, du fil rond. Dans la bobine à droite, du fil laminé.
Dans la main gauche, du fil rond. Dans la bobine à droite, du fil laminé.

 

La façon

 

A la sortie du fourneau, le Nivarox est un bloc de métal. Il est d’abord tréfilé (transformé en un fil de plus en plus fin). Il est ensuite laminé (aplati), puis estrapadé (enroulé). Il acquiert ses propriétés élastiques lors d’une cuisson dans un four sous vide. Le ressort est coupé aux deux extrémités. Puis ses spires sont comptées. Il est classé en fonction de ses propriétés mécaniques. Ce classement en numéros CGS permet de l’accoupler avec un balancier, qui a de son côté subi la même analyse. Ils sont choisis en fonction l’un de l’autre pour que les erreurs du premier compensent celles du second. Un art consommé qu’une entreprise maîtrise mieux, plus et depuis plus longtemps que toutes les autres : Nivarox FAR.

 

spiral de base rolex

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La dépendance

 

A la fin des années 1970, l’industrie horlogère suisse est en pleine déconfiture. Des centaines d’entreprises ferment ou fusionnent. L’essentiel se retrouve logé dans un véhicule de crise, SMH, qui sera rebaptisé Swatch Group. Parmi ses filiales, Nivarox FAR. Fusion de Nivarox et de la Fabrique d’Assortiments Réunis, elle devient en 1984 la seule société de production suisse d’organes réglants : balancier, roue d’ancre et spiral. Une seule entreprise, filiale à 100% du Swatch Group, fabrique aujourd’hui 95% (ou bien est-ce 98%) des spiraux du marché helvétique ! Or le groupe cherche depuis des années à réduire ses livraisons à des sociétés tierces. Le danger de pénurie pèse sur toute l’industrie.

 

Les sources alternatives

 

Pendant le début des années 2000, la rumeur courait qu’il était impossible de refaire des spiraux. Ou alors à des coûts impossibles à amortir vu le prix modique de la pièce (entre 1 et 10 francs, le plus souvent 2 ou 3). Que personne ne connaissait la nature exacte de l’alliage. Que seul un fondeur en Allemagne possédait ce savoir-faire et qu’il était au service exclusif du Swatch Group. Que les machines pour le travailler étaient toutes à la casse, les hommes pour s’en servir morts ou gâteux. Bref, on a raconté n’importe quoi. Car aujourd’hui, une dizaine de sociétés produit des spiraux. Citizen et Seiko en fabriquent depuis des décennies. Mais apparemment, il est impensable pour une société suisse de s’y approvisionner.
Les modèles Villeret de Montblanc utilisent un stock ancien de métal que l’ex-manufacture Minerva transforme. Rolex se garde sa production, le Parachrom. A. Lange & Söhne aussi, à part quelques pièces qu’elle vend à sa société cousine Jaeger-LeCoultre. Mais Precision Engineering (lié à la marque H. Moser et héritier direct du Dr Straumann), Technotime, Bovet (ex-STT à Tramelan), Vaucher Manufacture (sa filiale Atokalpa), Soprod sont des fournisseurs ouverts et actifs. Or l’équilibre d’approvisionnement du marché n’a pas été bouleversé. Pourquoi une telle lenteur à l’adoption ?

 

Le laboratoire de laminage de Precision Engineering, à côté de Schaffhouse.
Le laboratoire de laminage de Precision Engineering, à côté de Schaffhouse.

 

Méfiance légitime

 

Ces sociétés ont commencé à livrer vers 2005-2006. Cela fait peu de recul. Et l’effet d’apprentissage vient avec la croissance des quantités. Il faut avoir de nombreux produits dans la nature, issus de nombreux lots de fabrication pour connaitre la qualité d’un composant. Enfin, un spiral seul ne sert pas à grand-chose. Acheter la pièce ne suffit pas, il faut aussi savoir la travailler. Mais le problème central tient à la peur. Celle d’employer des produits nouveaux, mal connus dans la durée. Une autre inquiétude joue, plus insidieuse. A cause de leur dépendance stratégique, les manufactures horlogères hésitent. Car d’un côté le Swatch Group tonne qu’il faut investir et se rendre indépendant. Mais de l’autre, elles craignent le fait du Prince. Un Nivarox qui cesserait soudainement la livraison d’un composant essentiel avec des conséquences économiques catastrophiques. Heureusement, il existe désormais des alternatives au métal pour former des spiraux.

 

L’échappement du calibre UN118 : spiral, plateau, ancre et roue d’ancre en silicium.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

   

Si merveilleux

 

Le silicium (Si) est un semi métal. Il est rigide et flexible à la fois, comme le verre des fibres optiques. Sous sa forme monocristalline, il est résistant, léger, inoxydable, insensible au magnétisme, aux variations de température non extrêmes, à la pression atmosphérique : c’est le matériau idéal pour façonner des spiraux. C’est à peu près le même silicium utilisé pour les micro-processeurs. Sa fabrication se déroule selon les mêmes protocoles. Ce qui explique que les marques intéressées s’associent à des laboratoires de nanotechnologie. La différence fondamentale avec les spiraux métalliques est que le silicium est usiné dans une tranche de matière uniforme et parfaitement lisse. La technologie LIGA mélange lithographie (dessin) et galvanoplastie (dépôt de matière en surface). Elle permet de dessiner la pièce telle qu’on la désire, telle qu’elle sortira de production. Pas besoin d’y ajouter une virole, de souder, de couper, de compter. Le produit naît fini avec une précision inférieure au micron.

 

Visionnaires

 

Patek Philippe compte fortement sur les applications silicium pour l’intégralité de son organe réglant, y compris pour son spiral Spiromax. Omega et Breguet sont aussi déjà utilisateurs de tels ressorts. Produites à quelques milliers d’exemplaires par an, les montres embarquant des spiraux silicium sont encore des modèles haut de gamme, largement des véhicules d’image. La montée en puissance de la famille de calibres 8500 d’Omega est la preuve que le spiral silicium se démocratise. Mais la société qui a le plus misé sur cette technologie (à côté du diamant monocristallin), c’est Ulysse Nardin. Avec son partenaire industriel Sigatech, la firme commercialise des produits équipés de diverses pièces d’échappement en silicium depuis 2005. Dès 2012, la marque utilisera un mouvement trois aiguilles de base avec un échappement intégralement silicium, le calibre UN 118.

 

Une plaque de spiraux en silicium fabriquée par Sigatech pour Ulysse Nardin
Une plaque de spiraux en silicium fabriquée par Sigatech pour Ulysse Nardin

 

Voie libre

 

Maintenant qu’ils ont une liberté de création de forme quasi infinie, les ingénieurs horlogers peuvent recommencer à imaginer un spiral parfait.
La montée en puissance de la fabrication, la stabilisation des processus et des designs vont prendre du temps. Pourvu que les marques et groupes soient nombreux à se pencher dessus. Pourvu qu’ils partagent leurs produits pour libérer les marques des contraintes d’approvisionnement. Pourvu qu’on laisse une place au futur.

 

Doc. : www.horlogerie-suisse.com