HOMMAGE A WILLY RONIS

Interview de Didier Daeninckx

Propos recueillis par Mathieu Menossi pour Evene.fr - Septembre 2009


Le 12 septembre 2009 s'éteignait le dernier regard "humaniste" de la photographie. Poète de la rue au poing levé, Willy Ronis s'est évertué à observer le monde en "allant au-devant de ses rêves", en "peignant" le réel. Didier Daeninckx nous livre son témoignage sur ce photographe qu'il a admiré toute sa vie.

 

Avec la disparition de Willy Ronis, la photographie perd l'un de ses plus grands ambassadeurs. Sensibles et virtuoses, ses images dessinent le portrait d'une époque et continuent de fasciner des générations d'artistes de tous bords. Et parmi eux, une figure singulière, Didier Daeninckx, auteur de polars âpres et percutants, n'a jamais caché son amour viscéral pour ces noirs et blancs d'un autre âge qui racontent, à leur manière, autant d'histoires que les mots. Militants engagés dans les luttes sociales, les deux artistes partagent une même conception du monde, une même conscience de sa dureté, à laquelle ils opposent leur propre vision, humaniste pour l'un, tout simplement humaine pour l'autre. Hommage à ce photographe d'exception en forme d'entretien avec Didier Daeninckx, un élève inattendu pour ce maître du XXe siècle.

 


D'où vous vient cet intérêt pour Willy Ronis et sa photographie ?

Je me suis toujours intéressé à l'image, et j'ai un temps travaillé dans une petite imprimerie spécialisée dans l'héliogravure (Aulard, rue Tournefort, dans le quartier Mouffetard, l'imprimeur clandestin des Editions de Minuit), et c'est une technique qui permet un rendu soigné pour la reproduction des photos. Le journal L'Illustration était réalisé sur le même genre de presses. Militant syndical, j'avais remarqué la qualité de son regard sur le monde ouvrier dans des publications comme La Vie ouvrière. J'ai vu Willy Ronis pour la première fois en juin 1986, dans une usine désaffectée, à la Plaine Saint-Denis où l'on fêtait le cinquantenaire du Front populaire. Il était accompagné de Rose Zehner, cette femme énergique que l'on voit sur l'une de ses photos les plus célèbres réalisée alors qu'elle prend la parole chez Citroën au cours d'une grève, en 1937. Je n'ai pas, alors, osé l'aborder.



Qu'appelle-t-on "photographie humaniste" ?

Les définitions servent toujours à domestiquer le regard. On recherche les canons de "l'art humaniste" dès lors qu'il a été défini comme tel. Willy Ronis est un humaniste et il fait des photos qui sont empreintes de la dignité jamais démentie qu'il opposait à la dureté du monde.

Quel parallèle peut-on tracer entre votre rapport au mot, à la littérature et son rapport à l'image et à la photographie ?

Notre rencontre s'est faite autour d'un petit livre, 'Quartier du Globe', que j'avais offert à Willy Ronis en 1989. J'y évoquais la banlieue pavillonnaire des années 1950 et 1960, en rendant hommage à tous ceux de ma famille qui y avait vécu. J'y parlais aussi de l'abandon auquel les mutations de la société avaient livré ces prolétaires orgueilleux, le naufrage d'une communauté humaine, la désintégration d'un univers. C'est cet univers qui figure sur nombre de planches-contacts de Willy Ronis, une sorte d'immense travelling qui nous donne à voir, à comprendre, à aimer des êtres saisis dans tous les actes de la vie : le travail, les loisirs, le plaisir, la fatigue, la lutte, l'immense besoin de solidarité.

Le polar est souvent dur, ténébreux. La photo de Ronis et de ses amis "humanistes" se voulait bienveillante, optimiste. On pourrait voir là une certaine opposition entre les deux univers…

Les photos de Willy Ronis peuvent être terribles. Les reportages sur les mines de Saint-Etienne par exemple ou ce visage d'un mineur silicosé saisi à Lens au début des années 1950. Je me souviens avoir insisté pour que cette photo figure sur la couverture d'un recueil de nouvelles, 'En marge'. Il m'avait fallu batailler : l'éditeur qui s'était montré enthousiaste quand je lui avais annoncé une photo de Willy Ronis avait été saisi d'effroi quand il avait vu de quelle photo il s'agissait. Il a tenté, sans succès, de changer d'illustration. Le mineur n'était pas vendeur.

 


Le polar mais aussi la poésie ont souvent été associés à cette photographie "optimiste" de l'après-guerre. On pense notamment à Jacques Prévert...

Pendant la guerre, Willy Ronis a été obligé de s'enfuir de sa ville, Paris, pour ne pas porter l'étoile d'infamie. Réfugié dans le sud de la France, il a survécu en suivant, comme régisseur puis décorateur, le périple d'une troupe de théâtre. Jacques Prévert fournissait les textes et une amitié est née. Une autre silhouette apparaissait aussi, celle de Marcel Duhamel qui a créé la Série noire, un nom inventé par Jacques Prévert. Le roman noir était donc en embuscade...

Votre engagement semble s'inscrire dans une démarche beaucoup plus volontaire, concrète…

Disons que j'ai eu la chance de vivre dans un monde en paix, ce qui autorise à se montrer plus déterminé. Willy Ronis, lui, a senti siffler les balles à ses oreilles, quand il a passé la ligne en clandestin.

Vous avez écrit "En oubliant le passé, on se condamne à le revivre." Trouviez-vous dans les photographies de Willy Ronis un moyen de lutter contre le négationnisme que vous vous efforcez de dénoncer dans vos oeuvres ou sur votre site Amnistia.net ?



Willy Ronis savait dans quel combat essentiel mais sans fin je m'étais lancé, mais nous n'en parlions pas. Son approbation n'avait pas besoin de mots. Il a tout simplement rejoint le Cercle Marc-Bloch (1) que nous avions créé pour mettre en lumière le pouvoir des assassins de la mémoire dans l'université lyonnaise. Et quand il a fallu prolonger la lutte sur le terrain judiciaire et qu'il fallait s'entourer d'avocats, sa contribution financière a été à la hauteur de l'enjeu.

Comment expliquez-vous qu'il soit resté dans l'ombre des Doisneau et autre Cartier-Bresson ?

 

Cela a été vrai dans les années 1960, quand Willy Ronis a payé au prix fort son exigence de maîtrise sur ses photos, sur les légendes qui les accompagnaient. Il a dû abandonner son art, pour une part, et gagner sa vie comme enseignant. Ce sont des photographes comme Guy Le Querrec qui l'ont redécouvert au début des années 1970 et qui ont commencé à réparer l'injustice qui lui avait été faite.


Pensez-vous que la disparition de Willy Ronis constitue la fin d'une époque, d'une certaine idée de la photographie, d'une certaine idée de la gauche ?

Il y a trois mois, je conversais avec Willy Ronis. Il me disait qu'il travaillait à un énorme livre dans lequel devaient figurer plusieurs centaines de photographies. Il lui fallait faire la sélection, écrire les commentaires. Je lui ai fait remarquer que c'était une tâche énorme. Ce à quoi il m'avait répondu : "Oui, j'en ai conscience, mais je ne pense pas en avoir pour plus de deux ans, deux ans et demi. Toujours regarder devant."


(1) Le Cercle Marc-Bloch, dénommé en souvenir de Marc Bloch, est une association française de lutte contre le négationnisme créée en 1994.

 

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